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mardi 18 décembre 2012

La Controverse de Valladolid, présentation et analyse du spectacle du Théâtre de l'Epée de Bois


Dans le cadre d'un compte-rendu en Histoire Littéraire...



Étant en Études Théâtrales, nous avons choisi d’assister à une pièce de théâtre ; nous trouvions que cela serait plus intéressant pour enrichir le cours d’Histoire Littéraire, mais aussi les cours de théâtre théorique comme la Dramaturgie ou l’Histoire du théâtre, ou même pour notre pratique. Nous avions lu des extraits de La Controverse de Valladolid (romancée par Jean-Claude Carrière), et vu le film de Jean-Daniel Verhaeghe, c’est pourquoi nous avons choisi cette pièce. De plus, nous pensions que le sujet devait être intéressant à mettre en scène, n’étant pas une « histoire » fictive, mais une réelle querelle historique s’inscrivant dans une optique philosophique et anthropologique.

I-                    Présentation générale du spectacle :

Au 16e siècle, après la découverte des Amériques de Christophe Colomb en 1492, les colons souhaitent piller l’or, et réduire à l’esclavage les populations amérindiennes qu’ils considèrent inférieures et barbares. Des massacres ont lieu, sanglants, les femmes sont violées et les hommes tués s’ils résistent à l’autorité des colons, se traduisant par un véritable génocide. Bartolomé de Las Casas, un jeune homme de 18 ans, part à la découverte du nouveau monde en 1502, il y découvre alors le traitement donné aux Amérindiens, et décident de lutter contre ces massacres, d’abord sur place, puis il revient en Espagne pour faire entendre sa voix. C’est en 1550 que s’ouvre La Controverse de Valladolid (nom d’une ville espagnole), à l’initiative de la Royauté Espagnole, et de l’Eglise. Juan Gines de Sepulveda, philosophe et traducteur d’Aristote, constitue l’opposition face à Las Casas. Il a en effet écrit un manifeste sur la supériorité et le droit des colons sur les Amérindiens, qu’ils jugent bestiaux et barbares. Pour l’Eglise et La Royauté, il s’agit uniquement de déterminer si ces massacres – s’ils existent – sont pratiqués au nom de la chrétienté ; et d’accepter ou non la publication du livre de Sepulveda. Quant à Las Casas, il préfèrerait voir l’enjeu de plus grande ampleur, et condamner cette pratique, en admettant que les populations indigènes sont l’égal des colons. La pièce est fondée sur le roman de Jean-Claude Carrière, lui-même adapté du fait historique. Ainsi, une longue Controverse qui s’est déroulées en deux périodes d’un mois sur deux ans, prend ici une forme de débat assez court. Au final, après de longues heures de plaidoyers, la venue d’une Amérindienne et de son enfant, l’ « audience » décide d’interdire la publication du manifeste de Sepulveda, permettant ainsi d’éviter la diffusion d’idées racistes.


II-                  Structure et analyse de l’œuvre

La représentation commence dès l'instant où le spectateur franchit la pièce : la salle est étroite, confinée, une odeur d'encens ajoute un aspect mystique et vieilli à l'espace. D'une petite chapelle adjacente s'élève une prière chantée a cappella par une voix d'homme, grave et solennelle, et une voix de femme. Le spectateur est invité à rentrer dans une autre époque.

La pièce de théâtre, s'inscrivant dans la lignée du livre et du film, met en scène un débat d'idées, c'est à dire la mise en opposition de deux argumentations. Le personnage de Las Casas incarne la défense des indiens, proclamant leur humanité au même titre que les espagnols, tandis que Sepulveda se lance dans la démonstration selon laquelle les indiens sont  des êtres inférieurs car bestiaux et impies.

Toute la mise-en-scène de la pièce tourne autour de cette césure d'opinion, l'appuyant en mettant en avant l'opposition entre les deux orateurs et leur discours.
Personnage passionné, Las Casas appuie ses démonstrations par un registre plus empirique que pragmatique, se fondant sur son cœur plus que sur un raisonnement construit. Sa parole, qui dans un premier temps semblait forte de par l'emploi de la première personne (« j'ai vu » « je suis allé ») et donc l'apport d'un témoignage de poids, est vite corrompue par l'utilisation répétitive d'hyperboles, et le passage du l'utilisation du « je » au « on » ; le témoignage direct passe à la rumeur, le discours n'est plus fondé sur la certitude du propos. La véhémence du personnage, qui va retourner la situation contre lui à différents moments de la pièce, est donc à mettre en avant. La mise-en-scène de Antonio Díaz-Florián intègre cet aspect du personnage, en lui donnant une mouvance sur scène que les autres personnages n'ont pas (mis-à-part le juge, également mouvant car passant d'un « camp » à l'autre, pour alterner les interventions). Las Casas a des mouvements brusques (lève les bras en signe d'indignation, marche d'un pas rapide puis s'arrête brutalement à l'entente d'une parole prononcée, jette les papiers du juge au sol sous l'effet de la colère,...), ainsi qu'une palette de tons de voix très large, car animée par des émotions variées (le registre est souvent pathétique, dans la plainte du peuple aborigène, puis soudain colérique en réaction à une remarque de Sepulveda, conciliante lorsque le juge va dans son sens).

A contre pied de Las Casas, Sepulveda est un personnage très statique, dont les seuls mouvements sont essentiellement verticaux, lorsque l'homme passe de la position assise à la position debout. La force de son discours ne réside pas, comme Las Casas, dans les émotions qu'il contient, mais dans un système rhétorique pragmatique et froid, dénué de dimension empirique. La mise-en-scène apporte beaucoup de dureté à ce personnage, en minimisant chacun de ses gestes et tonalités de voix ; tout le corps du comédien est raidi, très droit et tendu (en opposition à Las Casas qui est beaucoup plus souple dans ses mouvements). Ses mouvements acquièrent ainsi une force supplémentaire. Par exemple, lorsque Sepulveda pointe son doigt sur Las Casas en l'accusant de falsification, le geste s'accompagne d'un évident pouvoir d'accusation, c'est une attaque directe à la parole de Las Casas.


Pendant plus d’1H30 de spectacle, l'action toute entière se centralise autour de cette question anthropologique. Gardant à l'esprit qu'il s'agit ici d'une pièce de théâtre, qualifiable de « spectacle vivant », on se pose la question de savoir comment ne pas tomber dans le piège que le texte semble amener. En effet, la pièce étant essentiellement dialoguée, et proposant un grand nombre de questions philosophiques complexes, le metteur-en-scène prend le risque de perdre rapidement son spectateur, en le mettant face à un spectacle très statique.
Antonio Díaz-Florián réussit néanmoins à stimuler l'intérêt du spectateur par une mise-en-scène soignée ; la reconstitution minutieuse d'un tribunal du XVIe siècle est proposée, de par le décor (lustres, pièce en bois, chaises/gradins en bois pour le public avec coussins du style de l’époque), les objets présents sur scène (plumes, encre, manuscrits par exemple) et les costumes des comédiens. Le spectateur est également mis à contribution, et se sent concerné par sa disposition dans l'espace (les spectateurs entourent la scène, formant une assemblée juridique) et l'adresse directe des acteurs (le juge demande au public s'il souhaite intervenir pour faire avancer le débat). Des ressorts dramatiques ponctuent parfois le spectacle, amenant un nouveau point de vue (l'intervention d'un comédien placé dans l'assistance), ou un nouveau rebond à la discussion (lorsqu'une pierre aztèque est amenée sur scène, proposant une réflexion sur la notion subjective du « beau », ou lorsqu’une femme amérindienne est amenée devant le juré).


III-                Extrait

On s'intéresse à l'arrivée sur scène d'un morceau de pierre, extrait d'un monument sacré amérindien. Ce passage du spectacle est intéressant car amène un nouveau ressort à l'action, et stimule un nouveau débat tournant autour de la question du « beau » et de l'art.

Annoncée par Sepulveda, une réelle mise-en-scène de l'arrivée du morceau de l'édifice se met en place : l'assemblée est en haleine, de par ce système d'attente que Sepulveda crée.
La pierre est ensuite amenée sur scène, recouverte d'un drap. La curiosité de l'assistance juridique (et par conséquent du public) est piquée, car c'est le premier élément concret, et donc s'éloignant de la simple parole, qui est amené à nos yeux. Nous est donné à voir une partie de la culture de ce peuple dont il est question, et qui soulève tant de questions.
Le drap est ôté, c'est un coup de théâtre. Les jurés ont une réaction violente, poussent des exclamations surprises, indignées, horrifiées. La sculpture s'éloigne de la définition européenne de l'art, est décrite comme « grossière ».

Mais comment définir ce qui est beau, privilégier une forme artistique sur une autre ? Cette notion est subjective. Chaque peuple, selon sa culture, sa foi, son histoire, a un système artistique réglé par des conventions. Sortir de la conception qu'on nous a inculquée depuis notre naissance, pour adopter le point de vue d'une culture différente, demande un grand effort de distanciation.
Cette distanciation était-elle réellement envisageable au XVIe siècle, où la religion catholique en Europe, et notamment en Espagne, est alors encore profondément ancrée dans les conceptions ? Fondant ce relatif système de foi comme vérité absolue et universelle les espagnols ne peuvent concevoir une croyance et des divinités différentes de la leur. On peut penser que Las Casas se démarque de son temps d'une certaine manière, précurseur de l'ouverture culturelle que l'humanisme enseigne comme valeur fondamentale.




 
IV-               Un spectacle en lien avec le cours

Au XVIe siècle, un courant apparaît : l’humanisme de la Renaissance. L’homme est remis en question, notamment avec la découverte de l’altérité. La colonisation des Amériques va engendrer une réflexion anthropologique et philosophique de la part des intellectuels humanistes. Qui sommes-nous par rapport aux Indigènes ? Et ces derniers ne seraient-ils pas meilleurs que nous ? La Controverse de Valladolid illustre parfaitement les deux grandes oppositions de l’époque. On cherche à savoir si ces Indigènes sont humains (et donc l’égal des colons), ou s’ils sont inférieurs. Montaigne décrit, dans Les Essais I, chapitre 31, la vie des Indigènes cannibales, leurs mœurs, sans toutefois y porter un jugement. Il s’agit alors d’une véritable recherche ethnologique. Les mœurs, parfois jugées cruelles comme le cannibalisme, sont critiquées par l’Eglise. En effet la Papauté voit leur religion et leur culture comme universelles, elle va donc souhaiter « civiliser » ceux qu’elle pense « barbares », s’enfermant ainsi dans une vision ethnocentrique de l’homme.


V-                 Avis

Partant un peu sceptique, nous avons été agréablement surprise par l'adaptation scénique de La Controverse de Valladolid. Le film nous avait en effet laissé un goût amer dans la bouche, par une mise-en-scène statique et la profusion de questions philosophiques qui rendait le tout parfois indigeste. Le théâtre amène un rapport très différent au texte, tout d'abord par le rapport direct que le spectateur a avec la pièce et les comédiens. Nous faisions partie de l'assistance, et nous sentions directement concernés par les propos tenus par les comédiens/juristes.
L'atmosphère confinée et pesante qui régnait dans l'espace ajoutait à la tension qui prenait place tout au long du débat. Le jeu des comédiens étaient juste, subtile mais énergique, ce qui était réellement appréciable.
Nous trouvons néanmoins que Sepulveda utilisait incessamment la même intonation, ce qui pouvait amener le spectateur à « décrocher » lors de ses longues tirades. A contrario, Antonio Diaz-Florián variait son discours, créant ainsi des ruptures au sein de celui-ci.
La Controverse de Valladolid est intéressante tout d’abord d’un point de vue d’apport de connaissances historiques, mais aussi d’un point de vue philosophique. En effet, par une mise en scène de ces débats, le spectateur est amené à réfléchir sur l’homme et sa condition, et la réflexion va pouvoir s’appliquer à notre monde moderne. Les minorités ont toujours été persécutées, et continuent de l’être, comme ce fut le cas des Juifs ou des Arméniens, ou plus récemment du génocide des Tutsis au Rwanda. Cette réflexion est bénéfique, et se met plus facilement en place par le biais du théâtre. Cela rappelle le phénomène de la catharsis, d’Aristote. La réflexion qu’engendre le théâtre nous purge ainsi des passions


Fiche technique du spectacle :



Adaptation et mise en scène
Antonio Díaz-Florián
Comédiens
Antonio Díaz-Florián – Bartolomé de LAS CASAS
Alexandre Palma Salas – Juan Gines de SEPULVEDA
Hamid Javdan – Frère ROMO
Yvon Jacquet – Le Colon RAMÓN
Linda Primavera – L’Indienne
Smael Benabdelouhab – Le Cardinal Salvatore RONCIERI
Costumes
Abel Alba
Espace scénique
David León
Lumières
Quique Peña
Production
Théâtre de L’Épée de Bois



















Anaïs S et Flandrine R


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